Un Français si tranquille
[...] Ce soir (comme tous les soirs) nous sortons dans Shanghaï la nocturne. Francis, le colocataire d’Annick, la trentaine, est grand, mince, avec de grands yeux bleus à l’attention aigue, et affiche le parler et l’élégance innée du parfait parisien. Sous ses faux airs d’homme averti, il ne se prend pas au sérieux.
— A la grandeur de la France éternelle ! S’exclame t’il.
Au cœur du Bund, sur la rive gauche du Huangpu, dans la boite au décor chinois bon chic-bon genre, nous levons nos verres et buvons d’un trait notre énième B 52, un cocktail flambé composé de liqueur d’orange, de café et crème de whisky. Certains en inhalent les vapeurs avant de le boire à la paille, incendiaire !
Le comptoir ovale du Bar Rouge enferme dans son arène une dizaine de serveurs qui abreuvent sans relâche les nombreux consommateurs chinois et de bizarres expatriés aux yeux cernés de rouge.
Pas de débordement, l’ambiance est sage, presque studieuse, il semble de bon ton d’afficher un air blasé même si l’on s’amuse. Je sors sur le balcon du luxueux édifice construit à l’âge d’or de la période coloniale. Surplombant le Bund, j’ai une vue imprenable sur les illuminations du Pudong qui se reflètent dans l’eau noire de la rivière.
Cette fascinante vision de troisième millénaire me laisse rêveur. Francis vient me chercher : « Mais que fait donc notre motard au long court ? Allez viens, on s’ennuie ici. Allons ailleurs ! ».
Je détache avec difficulté mon regard des lumières éblouissantes du Pudong. Annick avait raison, voir Shanghaï valait vraiment la peine !
« L’ailleurs » est l’univers feutré d’une imposante demeure à l’architecture aristocratique. Héritage de la présence de la France à Shanghaï, la construction est bordée d’un vaste jardin situé au cœur du très chic « French Town ». [...]
[...] Francis, manageur à l’export, a des ennuis : les produits commandés tardent à être fabriqués et ses clients s’impatientent…
— J’ai confiance en mon fournisseur mais les industries manquent de main d’œuvre et donc se concurrencent. Parfois, un ouvrier part du jour au lendemain pour gagner un centime de plus par heure. C’est pour cela que les patrons ne paient qu’une fois la fabrication terminée, sinon dès qu’ils ont assez d’argent, les gars retournent dans leurs villages s’occuper de leurs fermes.
Un centime d’augmentation, qui soit dit en passant implique en contrepartie une augmentation du rythme de travail. Parfois ce business m’écoeure !
— Je connais ça…
— Ouais Jean-Loup, c’est la vie !
Nouvelle vague de B52…
— Dis-moi Francis, toi qui parcours la Chine de long en large, tous ces exploités, ils ne se révoltent jamais ?
— Bien sur que si ! Mais la presse est sous contrôle du gouvernement et n’en parle jamais !
— Et ce sont des révoltes importantes ?
— Ce que je peux te dire, c’est qu’il y a des arrestations suivies d’exécutions. La dernière fois dans le Guangxi, les ouvriers, toujours pas payés après six mois, ont pendu les patrons et les flics et les militaires appelés à l’aide ont subi un sort identique.
— Presque une révolution !
— Oui presque, les « rebelles » ont été fusillés sur le champ et le gouvernement a envoyé la facture des munitions à la famille des condamnés.
Nous terminons la soirée sur des hypothèses de liberté et d’égalité. [...]