Je me range sur le bas-côté de la route. Je fais une pause, voilà plus de six heures que je roule sans interruption, juste le temps d’un ravitaillement en eau et en essence. Dans ma fatigue, je n’avais pas remarqué cet homme sorti du ruisseau putride. Il est grand, le pan de sa veste déchirée laisse apparaître des côtes faméliques, ses pieds sont nus et la fange recouvre ses jambes jusqu’en haut des cuisses, son visage est sec, labouré par les rides d’une vie nourrie d’illusions perdues – c’est tout au moins mon interprétation – et sa pomme d’Adam saillit de son cou lassé de s’incliner. Ses yeux sombres me regardent sans me voir, puis émergent du néant, m’aperçoivent sans surprise. L’homme me salue d’un sourire triste. Sur le flanc du ruisseau, je devine un trou aménagé en tanière ; sa couche, faite de bambou, est protégée par une toile en plastique, à l’écart d’un modeste foyer constitué de gros galets. Le vieillard hausse ses épaules. J’ouvre ma sacoche de réservoir un peu trop rapidement : l’homme, inquiet, fait un pas en arrière. J’use de lenteur pour le convaincre d’accepter le biscuit que je lui tends. Il le saisit prudemment mais l’avale sans le mâcher. Alors je dépose sur l’herbe le paquet de biscuits, et mes barres chocolatées, et mes bouillons cubes, et mes réserves de sel et de sucre, et l’intégralité des mes rations, et mon eau aussi... Tout ce que je peux donner, je le lui donne.
Je poursuis ma route qui traverse des villes surpeuplées couronnées de grues de construction élevant des usines ou des logements pour ces paysans devenus ouvriers. Pour un salaire de trente centimes d’euros l’heure, de nombreux agriculteurs quittent leurs terres pour vivre à la ville. Force vive de la production industrielle, ces Chinois à la limite du seuil de pauvreté enrichissent leur pays mais malgré leur dur labeur ils profitent bien peu de cette nouvelle embellie.